Ma chère grande
J’ai un peu tardé à te répondre. Par manque réel de disponibilité et puis aussi, sans doute, parce que 7 pages d’un seul jet et d’un seul tenant, c’est trop pour moi. Je préfère les minidosages, ce que tu appelles les extraits de lavande dans l’alambic. Ce qui va, il me semble, avec la poésie du lichen. Tout dire ne me convient pas. Perec a tenté de le faire et avant lui Flaubert dans son Bouvard et Pécuchet. Autant laisser aux géants leurs entreprises un peu mégalomaniaques. Si je les admire, lecture passant, je ne me sens pas moi-même en état de me livrer à des expériences de cette ampleur. Collectives ou solitaires. Si j’écris, j’écris parce que cela m’est nécessaire, indispensable et je pense que l’élagage fait partie du travail d’écriture.
J’aime ma vie de sybarite. Cela va sans doute avec la manifestation d’un chagrin ancien, celui de n’avoir pas atteint le niveau universitaire auquel, inconsciemment, j’aspirais. Niveau que je ne m’étais pas autorisée à imaginer. L’espace universitaire étant ardemment espéré par mes parents pour mes frères (ENA/ École de journalisme) … et pour Yves, brillant helléniste promis à l’agrégation. Seul mon frère cadet a rempli la mission qui lui était confiée (ENA). Yves a tourné le dos aux études littéraires pour suivre l’option éditoriale, inédite pour nous tous.
Écrire et publier ont été ma roue salvatrice. J’ai gagné des galons, de l’estime, de la reconnaissance. Mon droit d’aînesse sur mon frère cadet, lequel a eu du mal à se remettre d’être né le second… Je savoure désormais cette situation gagnée de haute lutte. Avec la complicité d’Yves pour qui la place en écriture me revenait de droit (j’ignore toujours pourquoi…)
En ce moment je n’écris pas, mises à part mes notes de lectures qui sont pour moi aussi essentielles que le shit pour ceux qui fument. À chacun sa drogue. Lorsque j’écris, je suis libre. Je n’ai de compte à rendre à personne, c’est vraiment-là que se trouve depuis longtemps mon espace de liberté. Mon oxygène et ma respiration. J’en ai été privée ces jours derniers parce que ceux qui sont en vacances ne comprennent pas que j’aie besoin d’être seule, d’assurer mon travail de veille sur TdF, de me concentrer sur mes lectures. Quignard -L’Amour La mer – et Cécile Warjsbrot -Haute mer-.
À Paris, sur ce fameux podium où André Chabin (La Revue des revues), érudit de haute volée et homme d’une grande simplicité et générosité, a veillé à la bonne répartition de la parole, il y avait une poète invitée pour parler des plateformes de FB, Remue. Net, Tiers-livre… Elle a expliqué comment travaillait FB. Un travail collectif. L’équipe garde le secret sur les textes (et leurs auteurs et ou autrices) mais se réserve le droit d’accepter ou non les textes qui leur sont proposés. C’est ce que font, peu ou prou, tous les éditeurs sérieux qui soumettent les textes à un comité de lecture [...] Je préfère(quant à moi) être une cabrette isolée dans son maquis mais qui va où elle veut quand elle veut sans avoir de compte à rendre à quiconque.
Je n’ai pas de programme pour l’été. Je m’en garde bien. Je vais être très entourée, très sollicitée. L’écriture va passer à l’arrière-plan. Je me contenterai de prendre des notes, pour obliger ma mémoire à travailler (ma Mémoire, c’est TdF). Mais rien d’autre. J’ai aussi besoin d’être avec mes enfants, de partager leur vie, leur énergie, leur sociabilité. Mais j’ai un drôle de caractère. Je sature très vite, j’étouffe, très vite (c’est un legs paternel) et j’ai besoin de retrouver mes espaces de silence, loin de l’agitation. Je préfère les petits comités aux vastes ensembles. Les dialogues en tête-à-tête plutôt que les prises de tête autour de la tablée… J’en ai fini avec les révolutions de tous genres et de tous bords. Je ferme mes écoutilles, le tohu-bohu haineux des réseaux sociaux m’insupporte… les choix de ce monde ne sont plus les miens. Je laisse la place aux jeunes générations branchées sur des satellites auxquels je ne comprends pas grand-chose, dont les références, le langage, et les choix de vie sont à des années-lumière des miens. J’écoute, mais ma carapace me protège. Et je me tais. Ma route et mon torrent me suffisent. Le torrent, je m’y baigne nue, avec comme compagnie, celle silencieuse des dytiques et des libellules.
Je n’ai pas le Linda Lê que tu cites. Intéressant de voir qu’elle s’appuie sur des hommes de lettres et pas des moindres ! Walser (le « je » tout outrecuidant qu’il soit, affleure toujours chez tout écrivain/vaine ; et quand on s’efforce de le chasser, il revient au galop…Toute littérature finit toujours par une autobiographie plus ou moins déguisée.) Et Nabokov dont je ne suis pas sûre que la Lolita que nous avons toutes et tous dévorée (un des rares romans que mes frères et moi partagions sans nous le dire) serait acceptée aujourd’hui par le grand public ! Peut-être même trop difficile ! Et puis, autres temps autres mœurs, dit-on ! mais je ne crois pas que les temps vers lesquels nous allons bon train nous réservent le meilleur !
Alors oui, cette citation de Linda Lê. Ben le frisson, il vient ou non. Après, qu’il vienne du cœur des tripes de la moëlle… Chacun réagit selon ses moyens. Mais il est vrai que si le cœur seul réagit, on court le risque de l’épanchement lyrique excessif ; si le corps seul réagit au détriment du cœur, on risque les excès physiques, la folie des corps en transe, les débordements incontrôlables et la sècheresse des sentiments. À moins qu’il ne s’agisse de la dictature de la forme ! La moelle épinière, elle, est plus secrète et nul n’en connaît les manifestations précises. Et puis la moelle, c’est Rabelais. Et oui, nos grands hommes ne cessent de se rappeler à notre souvenir. Et « la substantifique moelle » issue de La vie très horrifique du grand Gargantua, père de Pantagruel, est la métaphore la plus connue de notre littérature. François Bon ne me contredirait pas, j’imagine.
J’ai mis un extrait de l’Amour bifrons en ligne. Un très beau texte. Qui, apparemment, n’a fait vibrer personne. Aucun succès. Alors, va savoir !
Autre exemple : Je lis Quignard, L’amour la mer ! Voilà bien un « roman » écrit avec la moelle épinière de son auteur ! Je ne suis pas sûre pour autant qu’il fasse frissonner ses lecteurs et ses lectrices. À part ceux celles qui, comme moi, aiment son écriture, ce qu’elle nous dit de notre langue et de nos langages. De notre civilisation (à l’échelle européenne), mise à mal par une inculture croissante qui va de pair avec le désenchantement général. Mais pour moi, ce roman (étrange et un peu brouillon pour le moment) est un enchantement. Tout le dix-septième siècle, peinture et surtout musique baroque, est présent dans ce livre dont je savoure les épisodes, amours, jeux de cartes, concerts de théorbes et de violes… Un sommet ! Qui me happe et me séduit.
Linda Lê toujours, s’appuie sur Artaud et Daumal pour expliquer qu’il faut endiguer la parole, ses trop pleins, ses jets continus, pulsionnels. Je suis évidemment tout à fait d’accord avec la parole de nos maîtres que Linda Lê reprend à son compte. Il n’y a pas d’écriture plus ciselée que celle de Lê. Je rejoins ces grands auteurs et Linda Lê, tout en étant parfaitement consciente qu’ils mettent très haut leur niveau d’exigence. Loin de la soupe ordinaire qui se répand un peu partout et qui n’a plus rien à voir, ou si peu, avec la chose littéraire. En tout cas, celle que j’aime, que je défends, que j’ai envie de pratiquer, par tous les temps, contre vents et marées.
Merci pour ces longues citations, ma chère Grande, je vais me procurer cet ouvrage.
Cet après-midi, plage.
Je t’embrasse, ma grande.
A.P
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